Vouloir manger Paris
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Plusieurs fois par mois, je reçois les messages de Parisiens inconnus me sollicitant pour devenir à leur tour journalistes gastronomiques. Je les comprends : la capitale est un paradis pour la fonction même si nous n’avons pas les mêmes moyens que nos confrères de grands journaux américains ( les critiques du New York Times doivent tester trois fois le même restaurant avant d’en écrire la chronique, ces veinards ). Bien sûr qu’à Paris il pleut souvent, et surtout le week-end, mais le monde entier nous envie nos cafés et nos grands restaurants, et à raison.
Je ne me souviens plus de mon premier repas à Paris mais je me rappelle très bien que je n’avais pas les codes : du côté de la chic place des Ternes dans le XVIIème arrondissement, j’avais commandé un morceau de pizza dans une grande enseigne américaine spécialisée avant de comprendre avec le regard interloqué du vendeur que la pizza ne s'achetait pas à la part loin de mon Marseille natif et de ses fameux camions pizza… Avec cinq restaurants où je dénoue désormais ma serviette chaque semaine, j’ai pris le pli de ces théâtres d’un autre genre. J’ai même mes petits rituels. Quand on m’interroge sur un plat que je n’ai pas apprécié et que je ne souhaite pas m’étendre, à - “Cela vous a plu ?”, je réponds invariablement “Merci” pour ne pas avoir à me justifier et sans mentir pour autant. D'ailleurs, si vous passez les portes d’un restaurant chic et que vous lisez “glace” parmi les desserts, demandez si elle est faite au “Paco”. Il s’agit de la version pro d’une sorbetière - le “Pacojet” - et ce genre de petite phrase vous classera immédiatement dans la catégorie des initiés auprès du personnel. Tout est affaires de savoirs à Paris.
Cette ville concentre aussi les plus belles salles à manger de la planète : celles de la Tour d’Argent, des hôtels Meurice et Ritz. Prenez par exemple le petit salon à l’étage du restaurant Le Clarence près des Champs-Elysées : ses canapés au moelleux infini donnent envie de finir ses jours là-bas, autour d’un thé vert. Certes, cela a un coût, mais en s’offrant un expresso hors de prix (10 €) dans les couloirs de l’hôtel Plaza Athénée, il s’y passera toujours quelque chose : un couple se déchirant à voix basse, palace oblige, un ex-ambassadeur de France éméché racontant des anecdotes croustillantes, une légende de l’équipe de France de football qui cherche des yeux qui le regarde… Ce n’est pas pour rien que Marcel Proust graissait la patte des serveurs de ces adresses ! Votre billet saumon sera vite rentabilisé.
Et puis, à l’opposé de ces adresses rutilantes, il y a ces autres lieux dont le charme réside précisément dans l’absence de luxe. Je pense au Petit Bar, ce café-bar à l’entrée lilliputienne qui est peut-être l’un des derniers restaurants ouvriers de Paris, paradoxalement situé à quelques encablures des colliers inaccessibles de la place Vendôme. Là-bas, le papy auvergnat ficelle ses viandes en fin de matinée à côté des clients pendant que sa femme décline les plats à 11,50 euros du semainier gravé dans le marbre (foncez le mardi pour le rôti de veau-macaronis ou le mercredi pour le rosbif-frites). Paris et ses contrastes…
Paris a des vices évidemment. Elle qui se proclame capitale mondiale de la gastronomie ne devrait pas seulement regarder le contenu de ses assiettes mais ce qui s’y passe autour, à commencer par la non-convivialité de ses habitants. Ne nous jetons cependant pas la première pierre : je crois que c’est cette ville nerveuse qui nous rend en partie comme cela. Paris est le plus beau des musées à ciel ouvert mais Paris dé-sensibilise. Notre société de voyeurs se regarde mais elle ne se parle plus. L’autre soir, j’étais attablé dans ma cantine chinoise rue de Belleville (Guo Xin) où l’on peut correctement dîner de raviolis grillés pour à peine plus de 10 € quand une cliente seule s’installa en face de moi. J’ai voulu lui parler, en savoir plus sur elle mais impossible de briser la glace. J’étais devenu trop Parisien.
C’est pour cela que je considère que les journalistes gastronomiques ont toute leur place dans le paysage parisien. Quand certains (et pas seulement les contrôleurs de gestion des rédactions qui s’affolent devant l’accumulation des notes de frais) pensent que nous ne sommes payés qu’à manger, j’y vois une manière de conduire les gens vers des chemins où ils mangeront mieux et se sentiront d’autant plus vivants. Tous les chemins mènent à Rome mais à Paris, tous les chemins ne mènent pas aux bons restaurants.
Ezechiel Zerah, fondateur de Pomélo , et du guide 99 choses à goûter (absolument) à Paris que vous pouvez pré-commander.