Le goût de Paris est frivole
On donne la plume à Ryoko Sekiguchi, poétesse japonaise et parisienne depuis 30 ans, qui va nous parler du goût de Paris.
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« Paris a toujours été pour moi une ville qui brille la nuit.
Lorsque je venais de m’y installer, j’habitais un studio de 19m2 et les théâtres et les salles de concert, où les billets les moins chers étaient accessibles même aux jeunes étudiants étrangers, étaient mes refuges. Il y a des lignes de métro que j’empruntais à 23 h passé, au retour d’un spectacle. Aujourd’hui encore, je pense pouvoir m’y diriger les yeux fermés : Cité de la musique, théâtre du Châtelet, théâtre de Chaillot, théâtre de la Ville… Parfois, à la sortie du théâtre, il m’arrivait d’acheter une barquette de frites dans un kebab ouvert. Les scènes auxquelles je venais d’assister encore gravées sur mes rétines, j’attendais mon tour en faisant la queue derrière des garçons qui commandaient les dernières parts de pizza.
Je connais bien Paris la nuit grâce aussi aux restaurants et aux bars. Avant mars 2020, ma journée était scindée en deux. Du matin jusqu’à 18 h, j’étais en mode travail : traduction, écriture, téléphone et mails, meetings et reportages. À partir de 18 h, c’était « mon » temps. Je m’autorisais à faire tout ce qui me plaisait, et souvent, pour « sentir la ville », je me rendais dans un restaurant. C’était comme si j’avais plusieurs maisons qui étaient ouvertes pour moi uniquement le soir. Et surtout, je sentais la ville à travers les plats. Les goûts, dans ces restaurants, constituaient la forme de la ville organique tels un animal ou une plante. Le goût de Paris est frivole, changeant, il est comme un danseur agile qui ne demeure jamais à la même place. Dans certaines villes, on peut parler de plats incontournables. Or il est impossible de citer un « plat représentatif » de Paris car dès qu’on en nomme un, il se déplace ailleurs et c’est cela le charme irrésistible de cette ville. Mais c’est pour cela aussi qu’elle peut répondre à toutes nos envies : un bol d’udon (nouilles japonaises) fumant dans le quartier de l’Opéra, un goi cuon (rouleau de printemps vietnamien) tout frais, un riz au lait partagé juste par gourmandise à la fin d’un repas, ou un manou’che (galette libanaise) odorant…. Trois fois par semaine au moins, j’allais explorer de nouveaux lieux et la liste des lieux à visiter ne faisait qu’allonger.
Après le printemps 2020, ce qui a changé, ce n’est pas tant la quantité ni même le contenu de mon travail. Simplement, comme je ne peux plus aller au restaurant, je me couche tôt, même très tôt, vers 21 h, sans doute pour ne pas regarder en face ce vide incrusté dans mes nuits.
Et dans la logique des choses, je me lève tôt, même très tôt, vers 5 h, ce qui m’a poussée à changer mon rythme de vie. Jusqu’à 10 h, c’est temps libre : je fais du yoga, je lis, j’écris à mes amis… Finalement, je me suis créé un autre rite : aller dans les boulangeries et pâtisseries. Je n’ai jamais été friande de gâteaux et mes amis m’ont rarement vu commander un dessert au restaurant.
C’est à la fois pour que la ville prenne une autre forme, toujours organique et mobile, prête à être découverte chaque jour, mais qui sent désormais la farine et le beurre, et sans doute aussi pour rencontrer les gens : les habitués de la boulangerie, les vendeurs, les artisans. Le stand de kebab à minuit a été remplacé par l’odeur de la croûte de pain. Retrouverai-je bientôt mon rythme nocturne ? Sans doute. En attendant, montée sur ma bicyclette, je pédale à la recherche d’un autre pain de campagne.»