Je suis mixologue à Belleville
Elle a les yeux bleu gris de la mer de Normandie. La région où elle a grandi avant de partir en vadrouille, celle qui forge l’identité et façonne les rêves. C’est comme ça, après plusieurs villes, plusieurs métiers, plusieurs fuseaux horaires, que Margot Lecarpentier a trouvé un métier qu’elle ne cherchait pas : mixologue. On lui avait bien dit qu’elle ne réussirait pas sans homme dans son business plan. Evidemment, elle n’a pas écouté. Et elle a ouvert il y a 7 ans son premier bar à cocktail , qui s’appelle“Combat”, en hommage au féminisme. Dans cette chronique parisienne, elle nous raconte les tours et détours d’une femme devenue une des plus grandes mixologues de Paris.
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« Faire des cocktails, c’était pas dans mes plans. Je suis née en Normandie, où j’ai fait mes études. Et comme je voulais bosser dans la musique je suis partie à 21 ans découvrir l’Eldorado du rock : Londres. Là-bas, j’ai pris un job dans un collège, et le soir, j’enchaînais les concerts. C’était la musique que j’étais venue chercher à Londres, mais en fait, la vraie claque que j’ai prise, c’est celle de la food. J’ai découvert la puissance de la cuisine indienne, vietnamienne, japonaise, ça a beaucoup forgé mon sens du goût, même si à l’époque, je n’imaginais pas que ça allait me servir dans mon métier. J’y suis restée un an puis je suis arrivée à Paris pour continuer mes études de juriste avec toujours la même obsession : bosser en maison de disque.
A Paris, j’ai découvert la culture du bistrot : s’attabler dans des bars du Faubourg Saint-Denis, prendre un demi et des cacahuètes au comptoir, au Mauricette ou chez Jeannette, c’était nouveau pour moi et ça me plaisait bien. J’ai trouvé un stage dans un jeune label de musique*et j’ai bossé trois ans là-bas. Un soir, c’était un 31 décembre, je rentre me changer dans ma coloc Gare de l’Est, et je découvre la porte de l’appartement en miettes. Derrière : plus rien. Il est 22h, et je viens de me faire cambrioler.
Avec l’argent de l’assurance, plutôt que de me racheter tout ce qu’on m’avait volé, j’ai pris un aller simple pour Toronto. De là, j’ai commencé un périple en solo, en passant par les chutes du Niagara, par Buffalo, et j’ai terminé à New-York. J’étais happée. Les images de film que j’avais dans la tête étaient exactement les mêmes que dans la réalité. Cette ville est folle. J’y ai passé deux ans. Entre 25 et 27 ans, je bossais chez Sony Music, sur la Madison Avenue : le grand rêve américain. C’était mes meilleures années, mais aussi les plus brutales. Parce que s’il t’arrive un truc niveau santé, New-York te dévore. Mais c’est là, dans le milieu de la musique, que j’ai rencontré des gens qui avaient une vision claire de ce qu’ils voulaient faire de leur label. Alors que moi, je n’en n’avais pas. Et c’est là, sans la voir venir, que j’ai eu ma propre vision : j’ai su d’abord clairement que je voulais être ma propre patronne, et ensuite que j’allais travailler dans l’alcool. Parce qu’à New-York, dans tous les bars, il y a un shaker. Où que tu ailles, tout le monde sait faire un Negroni ou un Manhattan. Les gens savent boire, et je voulais apporter ça à Paris. Alors je suis rentrée en France et je n’ai eu plus que cette idée en tête : secouer le “monopalais” des Parisiens habitués uniquement à la bière et au vin. Et secouer aussi le côté “bonhomme” de la gastronomie française. Tout ce qui est “bon vivant”, c’est toujours associé à l’univers masculin. Et je voulais être à l’opposé de ça. Alors j’ai cherché un job de serveuse. J’ai fait mes armes dans le meilleur bar à cocktail de l’époque : l’Experimental Cocktail Club, dans le 6e. J’ai bossé comme une dingue. Je notais tout dans des carnets, j’allais dans toutes les dégustations, je serrais des pinces. J’ai eu très longtemps le syndrôme de l’imposteur : ne pas être à la hauteur, ne pas avoir de talent… Mais j’ai tenu bon.
J’ai bossé tous les soirs, économisé chaque centime, et j’ai demandé un prêt bancaire. J’ai entendu des choses comme “Vous devriez plutôt lancer un salon de thé” , “S’il n’y a pas d’homme dans le business plan, on ne peut pas vous financer”, ou encore “Mais c’est impossible pour une femme, de shaker autant de cocktails ! “ J’ai tenu bon. Et je l’ai obtenu. Ensuite, je suis montée dans la rue de Belleville, j’ai poussé les portes, demandé à chaque commerçant s’il voulait vendre et au second essai, j’ai trouvé un type qui m’a dit : banco. Ouvrir un bar à cocktails à Belleville en 2017, c'était pas “logique”. Je me souviens qu’au moment de l’ouverture, des hommes du monde de la gastronomie nous disaient : “mais qu'est ce qui vous est passé par la tête, les filles ? Faut arrêter là, changez de projet, rajoutez une tireuse à bière…” Au début, c’était calme. Très calme. Il y a eu des soirées très longues. J’ai douté de moi. Et je me souviens que j’ai eu peur. Et puis en septembre, le lieu à commencé à se remplir. Déjà parce qu’on avait ouvert en été, la saison des bières en terrasse. Alors que le cocktail, c’est plutôt une boisson d’hiver. Aussi parce que quelques mois après l’ouverture, il y eu l’affaire Weinstein, et le début de la vague #Me Too. Enfin, être féministe n’était plus un gros mot !
Aujourd’hui, ça fait 6 ans que j’ai ouvert Combat. C’est le résultat de tout ce que j’ai appris en voyageant : la culture de la food à Londres, la culture bistrot à Paris, la culture du cocktail à New-York. J’ai tout fait pour que ce soit un lieu inclusif, où le mélange des genres donne le même effet qu’un cocktail réussi. De là où je fais mes préparations, j’assiste au théâtre de la vie : des demandes en mariage, des milliers de date tinder, de premiers baisers, des ruptures aussi. D’être aux premières loges face à un couple qui se sépare, c’est complexe. Il faut s’effacer et servir des verres d’eau pour éviter le trop d’alcool.
Ce que j’aime, dans le monde de la nuit, c’est son laisser-aller et son exubérance. Quand je sors d’une soirée réussie, quel que soit mon état de fatigue, je suis plus heureuse, plus optimiste, plus confiante aussi. C’est un sacré égoboost. Quand je me réveille le lendemain matin, j’ai l’impression d’avoir pris un shot de vie. »
Margot Lecarpentier, fondatrice du bar à cocktails Combat, au 63 rue de Belleville
*Pan European Recording aujourd’hui devenu le label de Flavien Berger