Je pratique le "people watching"
Chaque mois, My Little Paris publie une manière de ressentir Paris partagée par un ou une Parisienne. Pour cette nouvelle chronique, on donne la plume à Florence Martin-Kessler, fondatrice de Live Magazine - un spectacle d’histoires vraies, racontées par des journalistes, sur la scène de théâtres parisiens. Elle a grandi à Paris, vécu pendant huit ans à Bombay et New York, avant de revenir à Paris “pour de bon” avec son mari anglo-américain et ses trois filles. Elle a zigzagué du Marais à la rue Lepic, de Montparnasse à Ménilmontant. Pour cette nouvelle chronique, elle nous raconte sa quête du “coeur battant” de Paris et son obsession pour l’art du “people watching”.
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« Ça se passe à New York à Central Park, tous les week-ends, depuis 40 ans. Sous les grands arbres, une large allée bleu macadam, et en son centre un DJ. Tout autour de lui, en cercle concentriques, des gens qui patinent, ou plutôt qui dansent divinement sur leur rollers, comme dans un accélérateur de particules humaines. C’est le skate circle. Ça pulse, il y a de la liberté dans les corps, de la fantaisie dans les looks et une diversité dingue : les roller-skaters qui se côtoient sur la piste n’auraient jamais dû se croiser, il ne viennent pas des mêmes mondes et pourtant ils patinent ensemble, vraiment ensemble. C’est cosmique…et puis c’est fini. Car évidemment, à la nuit tombée, chacun rentre chez soi. Le skate circle est un concentré de New York, bien plus pertinent que le “melting pot” - cette fameuse marmite où se fondent les identités - qui n’a jamais existé.
Tom Wolfe, écrivain new-yorkais et icône du journalisme - une de mes idoles personnelles, aussi - était fasciné par les identités sociales. Il a même théorisé le concept de “statusphere”, des mondes clos sur eux-mêmes, au sein desquels se joue une “compétition pour accéder au pouvoir.” Oubliée la lutte des classes, seul compte le statut au sein de communautés grandes ou petites : qui sera la diva du skate circle ?
Quand j’ai quitté New York pour reprendre le cours de ma vie parisienne, je me suis intéressée à quelques-unes de nos statusphères. A Paris, qui est le charcutier-traiteur le plus reconnu ? Le businessman le plus élégant ? Le danseur de zouk le plus admiré? L’adolescent le plus populaire ? J’en ai même fait des courts métrages documentaires. Et puis, je me suis souvent demandé quel serait l’équivalent du skate circle ici. La même formule magique de joie pure, de mélange des genres, de communion éphémère, de panache, avec le “je ne sais quoi”, le supplément d’âme, la “French touch” en plus. Il me semble qu’au cœur de la vie parisienne, la mienne en tout cas, il y a aussi des cercles, non pas de gens qui dansent avec une intensité folle mais de gens qui discutent avec une intensité folle, un verre à la main, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, 7 jours sur 7.
Ça peut être un dîner au débotté dans la cuisine de nouvelles connaissances, assorti d’une conversation qui finit à pas d’heure (la règle d’or, ne jamais parler d’enfants, de travail, de projets immobiliers, juste d’amour et de politique). Un happy hour avec DJ Pepita, le mercredi au Rosa Bonheur, cette guinguette des Buttes-Chaumont, où tout le monde tourne, encore et toujours, autour de la barre de pole dancing. Ça peut-être un vernissage, une signature, une projection, où l’on est entraîné pour célébrer la création et la culture (il y a à Paris 700 librairies, 420 écrans de cinéma et 170 galeries d’art contemporain, c’est plus que partout ailleurs dans le monde)... Ou encore une soirée dans un appartement inconnu où l’on débarque des étoiles dans les yeux et une bouteille à la main. (Je me souviens d’un bal à la maison : le thème que nous avions choisi était ‘Bring Your Own Ex ; One’s Man Trash is Another Man’s treasure” (Venez avec votre ex : les déchets des uns font les trésors des autres". Enorme succès.)
Récemment, j’ai invité sur la scène du Live Magazine le duo de photographes néérlandais Ellie Uyttenbroek et Ari Versluis à raconter une histoire. Depuis 25 ans, ils documentent, en faisant du casting de rue, les identités urbaines, avec une précision millimétrique : leur travail, qu’ils décrivent comme ethnographique, s'appelle d’ailleurs Exactitude. Pour eux, le langage de la mode est tout sauf frivole. Il s’agit grâce aux vêtements de définir une affiliation, de revendiquer une appartenance à un collectif. A Paris, ils ont photographié aussi bien les Filles du 7e que les Gitanes, les Sapeurs que les Tectonick... En tout 175 séries de 9 portraits, des individus qui ne se connaissent pas, mais qui se ressemblent. Ça saute aux yeux. Pour les adeptes comme moi du “people watching” - c'est -à-dire la contemplation des gens avec une intense curiosité - c’est juste génial.
Et puis, je me dis, qu’il y a, aussi trois ou quatre fois dans l’année, les “after” du Live Magazine. Depuis nos débuts à la Gaîté Lyrique, nous avons voulu - si ce n’est payer un coup à boire à tout le monde - au moins partager un verre avec notre public, pour que se brise, une fois n’est pas coutume au théâtre, le 4e mur, cette séparation entre la salle et la scène. Car après chacun de nos spectacles, on n’a qu’une envie : se parler. Et, bien souvent, c’est magique. Maintenant que nous sommes installés au Théâtre Libre, ça se passe au coin du boulevard de Strasbourg et du boulevard Saint Denis, dans le foyer du théâtre, avant qu’un mouvement collectif, quand il devient vraiment tard, déplace l’assemblée vers une terrasse sans chichi. Il arrive même que le rock-band qui nous accompagne sur scène, Les Garçons, entonne tout doucement un air, que les conversations s’arrêtent enfin, et que nous chantions tous ensemble, d’une seule voix. Et si c’était ça le point zéro, le cœur battant de Paris ? »
Florence-Martin Kessler
Pour découvrir le Live Magazine, rendez-vous les lundi 3 et mardi 4 octobre au Théâtre Libre à Paris mercredi 9 novembre à Bozar à Bruxelles
©Les dessins du visuel principal ont été réalisés par, Elsie Herberstein, l'illustratrice officielle du Live Magazine