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Un livre, c'est comme un coup de foudre. C'est comme ça qu'on est tombés amoureux de la page 279 de Nicolas Delesalle, de la page 38 de Romain Gary, de la page 0 de Florian Zeller...
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Un parfum d'herbe coupée, page 279 par Nicolas Delesalle
Dans ce livre, Nicolas Delesalle, grand reporter pour Télérama, convoque ses souvenirs d’enfance et d’adulte, bon comme mauvais, comme s’il les racontait à sa fille. Justement page 279, il lui raconte le jour de sa naissance. Ce jour là, visiblement, dans la salle d’accouchement, il y avait lui, sa femme et Gustave Courbet.
[ Quand la sage-femme m'a demandé si je voulais passer devant les draps pour « voir » la tête du « bébé », je n'ai pas su quoi répondre. Je l'ai regardée avec cet air de dire : « Vous en pensez quoi vous, par rapport à notre vie sexuelle plus tard ? », mais sous son masque, elle a répondu d'un mouvement de sourcil aussi lapidaire que prolixe, qui disait : « Ça, mon coco, ce sont tes problèmes, à toi de gérer, et en même temps, t'avais neuf mois pour y penser. » Alors, je me suis avancé. Je suis passé devant le champ. Et là, j'ai vu l'origine du monde, oui, mais l'origine du monde avec un morceau de crâne et des cheveux mouillés au milieu, ce que Courbet aurait dû peindre s'il avait eu des couilles au cul. Artistiquement, ça m'a suffi. Je suis retourné à ma place, derrière le champ, avec Gustave. ]
L'amour aux temps du choléra, page 81 par Gabriel Garcia Marquez
Affectueusement surnommé Gabo, certains vous diront que l'auteur nobélisé n’a pas d’égal et d’autres qu’il est le Victor Hugo de l’Amérique latine, dans les deux cas, un portrait flatteur qui conviendra à tous. Page 81, lors de la messe, il revient avec ses personnages sur l'euphorie provoquée par l'amour impossible et interdit : mains moites et sueurs froides sur fond de piété pétinée.
[ Mais dans la précipitation de la sortie, elle le sentit si proche, si présent au milieu de la bousculade, qu'une force irrésistible l'obligea à regarder par-dessus son épaule au moment où elle quittait l'église par la nef centrale. Alors, à deux centimètres de ses yeux, elle vit les deux yeux de glace, le visage livide, les lèvres pétrifiées par la peur de l'amour. Troublée par sa propre audace, elle agrippa le bras de la tante Escolastica pour ne pas tomber. Celle-ci sentit la sueur glacée de sa main à travers la mitaine de dentelle et la réconforta par un imperceptible signe de complicité inconditionnelle. Au milieu du vacarme des pétards et des tambours des naissances, des lanternes de toutes les couleurs suspendues aux arcades, et de la clameur d'une foule avide de paix, Florentino Ariza erra comme un somnambule jusqu'au lever du jour, regardant la fête à travers ses larmes, égaré par la sensation que ce n'était pas Dieu mais lui qui était né cette nuit-là. ]
L'amour aux temps du choléra, Gabriel Garcia Marquez, 1985. Editions Le livre de poche.
[ Mais dans la précipitation de la sortie, elle le sentit si proche, si présent au milieu de la bousculade, qu'une force irrésistible l'obligea à regarder par-dessus son épaule au moment où elle quittait l'église par la nef centrale. Alors, à deux centimètres de ses yeux, elle vit les deux yeux de glace, le visage livide, les lèvres pétrifiées par la peur de l'amour. Troublée par sa propre audace, elle agrippa le bras de la tante Escolastica pour ne pas tomber. Celle-ci sentit la sueur glacée de sa main à travers la mitaine de dentelle et la réconforta par un imperceptible signe de complicité inconditionnelle. Au milieu du vacarme des pétards et des tambours des naissances, des lanternes de toutes les couleurs suspendues aux arcades, et de la clameur d'une foule avide de paix, Florentino Ariza erra comme un somnambule jusqu'au lever du jour, regardant la fête à travers ses larmes, égaré par la sensation que ce n'était pas Dieu mais lui qui était né cette nuit-là. ]
L'amour aux temps du choléra, Gabriel Garcia Marquez, 1985. Editions Le livre de poche.
Blanche ou l'oubli, page 88 par Louis Aragon
La petite madeleine de Proust n’a qu’à bien se tenir. Egalement obnubilé par la mémoire et la réminiscence, le poète et romancier Louis Aragon crée un livre où il tente, avec son narrateur, de les capturer toutes les deux. Aussi bien Blanche, l’ex-femme ou Marie-Noire, son fantôme… l'histoire de leurs débuts, de leur fin, sans jamais être réellement persuadé d'y parvenir.
[ Les ravissantes mains de Marie-Noire sur son cou, elle bat des pieds. - Essaye un peu, pour voir comment ça fait ! » Elle s'est tournée vers lui, le cou, les doigts de la main gauche qui le caressent. Philippe trouve ça idiot. Puis il ne sait pas refuser, et aussi il a tout de même envie de ses lèvres où il n'y a plus de trace de rouge, et il commence à faire semblant. Elle aime ce jeu. Il dit que c'est un jeu stupide, mais ses mains s'y prennent. Il serre un peu. Elle a rouvert très grands ses yeux sur lui. Il ne lui avait jamais vu des yeux si grands. Il serre un peu plus. Elle dit tout bas : « Plus fort... » Et tout d'un coup il sent qu'il y prend plaisir, il se redresse, les mains ouvertes, il éclate en sanglots. Un gosse, un vrai gosse. Qu'est-ce que tu as ? Il s'est écarté. Il est sur ses genoux, il regarde ses mains, il chiale. Marie-Noire s'est mise à rire, mais qu'est-ce que tu as ? Il renifle, il a peur, à son tour, un tout petit instant, il a eu l'envie de vraiment serrer. Et puis, ça lui sort, il n'en pouvait plus : « Mais, idiote, est-ce que tu ne vois pas que je t'aime ? »
Elle s'attendait à tout mais pas à ça. Ce n'est plus le genre des garçons. Dire à une fille. Non. Ça ferait rire. Il y en a encore, ils vous disent ça pour qu'on se déshabille. Mais au lit. Marie-Noire regarde Philippe. Elle ne rit pas. Il répète, comme un gamin qu'on a surpris l'œil à la serrure, à mi-voix : « Je t'aime... je t'aime... » Et elle dit : « Qu'est-ce qui te prend... au bout de quinze jours ? » Ça fait dans la chambre un grand silence. C'est peut-être de cela qu'il parle, au mur, ce tableau de Guernica. Ce type, il leur dit peut-être à toutes, un jour ou l'autre. Moi, je n'ai pas l'habitude. C'est comme quand on prenait le bateau à vapeur à Paris pour aller à Nogent-sur-Seine. Je t'aime, il a dit. Il n'a plus quatorze ans ! Maintenant tout va devenir d'un difficile. ]
Blanche ou l'oubli, Louis Aragon, 1987. Editions Gallimard.
Elle s'attendait à tout mais pas à ça. Ce n'est plus le genre des garçons. Dire à une fille. Non. Ça ferait rire. Il y en a encore, ils vous disent ça pour qu'on se déshabille. Mais au lit. Marie-Noire regarde Philippe. Elle ne rit pas. Il répète, comme un gamin qu'on a surpris l'œil à la serrure, à mi-voix : « Je t'aime... je t'aime... » Et elle dit : « Qu'est-ce qui te prend... au bout de quinze jours ? » Ça fait dans la chambre un grand silence. C'est peut-être de cela qu'il parle, au mur, ce tableau de Guernica. Ce type, il leur dit peut-être à toutes, un jour ou l'autre. Moi, je n'ai pas l'habitude. C'est comme quand on prenait le bateau à vapeur à Paris pour aller à Nogent-sur-Seine. Je t'aime, il a dit. Il n'a plus quatorze ans ! Maintenant tout va devenir d'un difficile. ]
Blanche ou l'oubli, Louis Aragon, 1987. Editions Gallimard.
Le seul moyen de vivre, page 112 par Clarice Lispector
Pendant plus de quinze ans, Clarice envoie des lettres à ses soeurs adorées, restées au Brésil, pour lesquelles elle a des conseils de vie tout particuliers. Ceux qu’on a toujours voulu entendre. Première leçon, page 112 : Elle est catégorique. L’égocentrisme est vital.
[ Ma petite sœur, écoute mon conseil, écoute ma demande : respecte-toi plus que tu ne respectes les autres, respecte tes exigences, respecte même ce qu'il y a de mauvais en toi - respecte surtout ce que tu imagines être mauvais en toi - pour l'amour de Dieu, ne cherche pas à faire de toi une personne parfaite - ne copie pas une personne idéale, copie-toi toi-même - c'est le seul moyen de vivre. J'ai si peur qu'il t'arrive ce qui m'est arrivé, car nous sommes pareilles. Je jure par Dieu que s'il y avait un ciel, toute personne qui se sera sacrifiée par lâcheté sera punie et ira dans un enfer quelconque. A supposer qu'une vie fade ne soit pas punie par cette fadeur même. Prends pour toi ce qui t'appartient, et ce qui t'appartient c'est tout ce que ta vie exige. Ca semble une morale amorale. Mais ce qui est véritablement immoral c'est d'avoir démissionné de soi. ]
Le seul moyen de vivre, Clarice Lispector, 1940. Editions Payot & Rivages.
[ Ma petite sœur, écoute mon conseil, écoute ma demande : respecte-toi plus que tu ne respectes les autres, respecte tes exigences, respecte même ce qu'il y a de mauvais en toi - respecte surtout ce que tu imagines être mauvais en toi - pour l'amour de Dieu, ne cherche pas à faire de toi une personne parfaite - ne copie pas une personne idéale, copie-toi toi-même - c'est le seul moyen de vivre. J'ai si peur qu'il t'arrive ce qui m'est arrivé, car nous sommes pareilles. Je jure par Dieu que s'il y avait un ciel, toute personne qui se sera sacrifiée par lâcheté sera punie et ira dans un enfer quelconque. A supposer qu'une vie fade ne soit pas punie par cette fadeur même. Prends pour toi ce qui t'appartient, et ce qui t'appartient c'est tout ce que ta vie exige. Ca semble une morale amorale. Mais ce qui est véritablement immoral c'est d'avoir démissionné de soi. ]
Le seul moyen de vivre, Clarice Lispector, 1940. Editions Payot & Rivages.
Les fleurs du mal, le spleen LXXVII par Charles Baudelaire
On ne le présente plus, le spleen.
Celui du lundi matin ou du dimanche soir pluvieux… Celui qu’on partage tous, poètes tourmentés que nous sommes.
[ Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que l'horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;
Quand la terre est changée en cachot humide,
Où l'Espérance, comme une chauve-souris,
S'en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris ;
Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D'une vaste prison imite les barreaux,
Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveau. ]
Les fleurs du mal, Charles Baudelaire, 1857. Editions Le livre de poche.
Celui du lundi matin ou du dimanche soir pluvieux… Celui qu’on partage tous, poètes tourmentés que nous sommes.
[ Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que l'horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;
Quand la terre est changée en cachot humide,
Où l'Espérance, comme une chauve-souris,
S'en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris ;
Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D'une vaste prison imite les barreaux,
Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveau. ]
Les fleurs du mal, Charles Baudelaire, 1857. Editions Le livre de poche.
La promesse de l'aube, page 38 par Romain Gary
Romain Gary, alias Emile Ajar, alias Shatan Bogat, alias Fosco Sinibaldi, lève enfin le voile et se met à nu dans l'autobiographie de son enfance. Page 38, il ne déroge pas à la règle et se confesse sur son premier grand amour, Mina, 49 ans.
[ Ce fut seulement aux abords de la quarantaine que je commençai à comprendre. Il n'est pas bon d'être tellement aimé, si jeune, si tôt. Ça vous donne de mauvaises habitudes. On croit que ça existe ailleurs, que ça peut se retrouver. On compte là-dessus. On regarde, on espère, on attend. Avec l'amour maternel, la vie vous fait à l'aube une promesse qu'elle ne tient jamais. On est obligé ensuite de manger froid jusqu'à la fin de ses jours. Après cela, chaque fois qu'une femme vous prend dans ses bras et vous serre sur son coeur, ce ne sont plus que des condoléances. ]
La promesse de l'aube, Romain Gary, 1960. Editions Gallimard.
La promesse de l'aube, Romain Gary, 1960. Editions Gallimard.
La fascination du pire, page 0 par Florian Zeller
Parfois, les meilleures histoires sont aussi les plus courtes. Après tout, il ne suffit que de quelques secondes... ou quelques lignes pour être touché par la foudre.
[ Ce livre est une fiction : la plupart de ce qui y est dit est faux ; le reste, par définition, ne l'est pas non plus. ]
La fascination du pire, Florian Zeller, 2004. Editions Flammarion.
La fascination du pire, Florian Zeller, 2004. Editions Flammarion.
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Un livre, c'est comme un coup de foudre. C'est comme ça qu'on est tombés amoureux de la page 279 de Nicolas Delesalle, de la page 38 de Romain Gary, de la page 0 de Florian Zeller...
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Un parfum d'herbe coupée, page 279 par Nicolas Delesalle
Dans ce livre, Nicolas Delesalle, grand reporter pour Télérama, convoque ses souvenirs d’enfance et d’adulte, bon comme mauvais, comme s’il les racontait à sa fille. Justement page 279, il lui raconte le jour de sa naissance. Ce jour là, visiblement, dans la salle d’accouchement, il y avait lui, sa femme et Gustave Courbet.
[ Quand la sage-femme m'a demandé si je voulais passer devant les draps pour « voir » la tête du « bébé », je n'ai pas su quoi répondre. Je l'ai regardée avec cet air de dire : « Vous en pensez quoi vous, par rapport à notre vie sexuelle plus tard ? », mais sous son masque, elle a répondu d'un mouvement de sourcil aussi lapidaire que prolixe, qui disait : « Ça, mon coco, ce sont tes problèmes, à toi de gérer, et en même temps, t'avais neuf mois pour y penser. » Alors, je me suis avancé. Je suis passé devant le champ. Et là, j'ai vu l'origine du monde, oui, mais l'origine du monde avec un morceau de crâne et des cheveux mouillés au milieu, ce que Courbet aurait dû peindre s'il avait eu des couilles au cul. Artistiquement, ça m'a suffi. Je suis retourné à ma place, derrière le champ, avec Gustave. ]
L'amour aux temps du choléra, page 81 par Gabriel Garcia Marquez
Affectueusement surnommé Gabo, certains vous diront que l'auteur nobélisé n’a pas d’égal et d’autres qu’il est le Victor Hugo de l’Amérique latine, dans les deux cas, un portrait flatteur qui conviendra à tous. Page 81, lors de la messe, il revient avec ses personnages sur l'euphorie provoquée par l'amour impossible et interdit : mains moites et sueurs froides sur fond de piété pétinée.
[ Mais dans la précipitation de la sortie, elle le sentit si proche, si présent au milieu de la bousculade, qu'une force irrésistible l'obligea à regarder par-dessus son épaule au moment où elle quittait l'église par la nef centrale. Alors, à deux centimètres de ses yeux, elle vit les deux yeux de glace, le visage livide, les lèvres pétrifiées par la peur de l'amour. Troublée par sa propre audace, elle agrippa le bras de la tante Escolastica pour ne pas tomber. Celle-ci sentit la sueur glacée de sa main à travers la mitaine de dentelle et la réconforta par un imperceptible signe de complicité inconditionnelle. Au milieu du vacarme des pétards et des tambours des naissances, des lanternes de toutes les couleurs suspendues aux arcades, et de la clameur d'une foule avide de paix, Florentino Ariza erra comme un somnambule jusqu'au lever du jour, regardant la fête à travers ses larmes, égaré par la sensation que ce n'était pas Dieu mais lui qui était né cette nuit-là. ]
L'amour aux temps du choléra, Gabriel Garcia Marquez, 1985. Editions Le livre de poche.
[ Mais dans la précipitation de la sortie, elle le sentit si proche, si présent au milieu de la bousculade, qu'une force irrésistible l'obligea à regarder par-dessus son épaule au moment où elle quittait l'église par la nef centrale. Alors, à deux centimètres de ses yeux, elle vit les deux yeux de glace, le visage livide, les lèvres pétrifiées par la peur de l'amour. Troublée par sa propre audace, elle agrippa le bras de la tante Escolastica pour ne pas tomber. Celle-ci sentit la sueur glacée de sa main à travers la mitaine de dentelle et la réconforta par un imperceptible signe de complicité inconditionnelle. Au milieu du vacarme des pétards et des tambours des naissances, des lanternes de toutes les couleurs suspendues aux arcades, et de la clameur d'une foule avide de paix, Florentino Ariza erra comme un somnambule jusqu'au lever du jour, regardant la fête à travers ses larmes, égaré par la sensation que ce n'était pas Dieu mais lui qui était né cette nuit-là. ]
L'amour aux temps du choléra, Gabriel Garcia Marquez, 1985. Editions Le livre de poche.
Blanche ou l'oubli, page 88 par Louis Aragon
La petite madeleine de Proust n’a qu’à bien se tenir. Egalement obnubilé par la mémoire et la réminiscence, le poète et romancier Louis Aragon crée un livre où il tente, avec son narrateur, de les capturer toutes les deux. Aussi bien Blanche, l’ex-femme ou Marie-Noire, son fantôme… l'histoire de leurs débuts, de leur fin, sans jamais être réellement persuadé d'y parvenir.
[ Les ravissantes mains de Marie-Noire sur son cou, elle bat des pieds. - Essaye un peu, pour voir comment ça fait ! » Elle s'est tournée vers lui, le cou, les doigts de la main gauche qui le caressent. Philippe trouve ça idiot. Puis il ne sait pas refuser, et aussi il a tout de même envie de ses lèvres où il n'y a plus de trace de rouge, et il commence à faire semblant. Elle aime ce jeu. Il dit que c'est un jeu stupide, mais ses mains s'y prennent. Il serre un peu. Elle a rouvert très grands ses yeux sur lui. Il ne lui avait jamais vu des yeux si grands. Il serre un peu plus. Elle dit tout bas : « Plus fort... » Et tout d'un coup il sent qu'il y prend plaisir, il se redresse, les mains ouvertes, il éclate en sanglots. Un gosse, un vrai gosse. Qu'est-ce que tu as ? Il s'est écarté. Il est sur ses genoux, il regarde ses mains, il chiale. Marie-Noire s'est mise à rire, mais qu'est-ce que tu as ? Il renifle, il a peur, à son tour, un tout petit instant, il a eu l'envie de vraiment serrer. Et puis, ça lui sort, il n'en pouvait plus : « Mais, idiote, est-ce que tu ne vois pas que je t'aime ? »
Elle s'attendait à tout mais pas à ça. Ce n'est plus le genre des garçons. Dire à une fille. Non. Ça ferait rire. Il y en a encore, ils vous disent ça pour qu'on se déshabille. Mais au lit. Marie-Noire regarde Philippe. Elle ne rit pas. Il répète, comme un gamin qu'on a surpris l'œil à la serrure, à mi-voix : « Je t'aime... je t'aime... » Et elle dit : « Qu'est-ce qui te prend... au bout de quinze jours ? » Ça fait dans la chambre un grand silence. C'est peut-être de cela qu'il parle, au mur, ce tableau de Guernica. Ce type, il leur dit peut-être à toutes, un jour ou l'autre. Moi, je n'ai pas l'habitude. C'est comme quand on prenait le bateau à vapeur à Paris pour aller à Nogent-sur-Seine. Je t'aime, il a dit. Il n'a plus quatorze ans ! Maintenant tout va devenir d'un difficile. ]
Blanche ou l'oubli, Louis Aragon, 1987. Editions Gallimard.
Elle s'attendait à tout mais pas à ça. Ce n'est plus le genre des garçons. Dire à une fille. Non. Ça ferait rire. Il y en a encore, ils vous disent ça pour qu'on se déshabille. Mais au lit. Marie-Noire regarde Philippe. Elle ne rit pas. Il répète, comme un gamin qu'on a surpris l'œil à la serrure, à mi-voix : « Je t'aime... je t'aime... » Et elle dit : « Qu'est-ce qui te prend... au bout de quinze jours ? » Ça fait dans la chambre un grand silence. C'est peut-être de cela qu'il parle, au mur, ce tableau de Guernica. Ce type, il leur dit peut-être à toutes, un jour ou l'autre. Moi, je n'ai pas l'habitude. C'est comme quand on prenait le bateau à vapeur à Paris pour aller à Nogent-sur-Seine. Je t'aime, il a dit. Il n'a plus quatorze ans ! Maintenant tout va devenir d'un difficile. ]
Blanche ou l'oubli, Louis Aragon, 1987. Editions Gallimard.
Le seul moyen de vivre, page 112 par Clarice Lispector
Pendant plus de quinze ans, Clarice envoie des lettres à ses soeurs adorées, restées au Brésil, pour lesquelles elle a des conseils de vie tout particuliers. Ceux qu’on a toujours voulu entendre. Première leçon, page 112 : Elle est catégorique. L’égocentrisme est vital.
[ Ma petite sœur, écoute mon conseil, écoute ma demande : respecte-toi plus que tu ne respectes les autres, respecte tes exigences, respecte même ce qu'il y a de mauvais en toi - respecte surtout ce que tu imagines être mauvais en toi - pour l'amour de Dieu, ne cherche pas à faire de toi une personne parfaite - ne copie pas une personne idéale, copie-toi toi-même - c'est le seul moyen de vivre. J'ai si peur qu'il t'arrive ce qui m'est arrivé, car nous sommes pareilles. Je jure par Dieu que s'il y avait un ciel, toute personne qui se sera sacrifiée par lâcheté sera punie et ira dans un enfer quelconque. A supposer qu'une vie fade ne soit pas punie par cette fadeur même. Prends pour toi ce qui t'appartient, et ce qui t'appartient c'est tout ce que ta vie exige. Ca semble une morale amorale. Mais ce qui est véritablement immoral c'est d'avoir démissionné de soi. ]
Le seul moyen de vivre, Clarice Lispector, 1940. Editions Payot & Rivages.
[ Ma petite sœur, écoute mon conseil, écoute ma demande : respecte-toi plus que tu ne respectes les autres, respecte tes exigences, respecte même ce qu'il y a de mauvais en toi - respecte surtout ce que tu imagines être mauvais en toi - pour l'amour de Dieu, ne cherche pas à faire de toi une personne parfaite - ne copie pas une personne idéale, copie-toi toi-même - c'est le seul moyen de vivre. J'ai si peur qu'il t'arrive ce qui m'est arrivé, car nous sommes pareilles. Je jure par Dieu que s'il y avait un ciel, toute personne qui se sera sacrifiée par lâcheté sera punie et ira dans un enfer quelconque. A supposer qu'une vie fade ne soit pas punie par cette fadeur même. Prends pour toi ce qui t'appartient, et ce qui t'appartient c'est tout ce que ta vie exige. Ca semble une morale amorale. Mais ce qui est véritablement immoral c'est d'avoir démissionné de soi. ]
Le seul moyen de vivre, Clarice Lispector, 1940. Editions Payot & Rivages.
Les fleurs du mal, le spleen LXXVII par Charles Baudelaire
On ne le présente plus, le spleen.
Celui du lundi matin ou du dimanche soir pluvieux… Celui qu’on partage tous, poètes tourmentés que nous sommes.
[ Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que l'horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;
Quand la terre est changée en cachot humide,
Où l'Espérance, comme une chauve-souris,
S'en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris ;
Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D'une vaste prison imite les barreaux,
Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveau. ]
Les fleurs du mal, Charles Baudelaire, 1857. Editions Le livre de poche.
Celui du lundi matin ou du dimanche soir pluvieux… Celui qu’on partage tous, poètes tourmentés que nous sommes.
[ Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que l'horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;
Quand la terre est changée en cachot humide,
Où l'Espérance, comme une chauve-souris,
S'en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris ;
Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D'une vaste prison imite les barreaux,
Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveau. ]
Les fleurs du mal, Charles Baudelaire, 1857. Editions Le livre de poche.
La promesse de l'aube, page 38 par Romain Gary
Romain Gary, alias Emile Ajar, alias Shatan Bogat, alias Fosco Sinibaldi, lève enfin le voile et se met à nu dans l'autobiographie de son enfance. Page 38, il ne déroge pas à la règle et se confesse sur son premier grand amour, Mina, 49 ans.
[ Ce fut seulement aux abords de la quarantaine que je commençai à comprendre. Il n'est pas bon d'être tellement aimé, si jeune, si tôt. Ça vous donne de mauvaises habitudes. On croit que ça existe ailleurs, que ça peut se retrouver. On compte là-dessus. On regarde, on espère, on attend. Avec l'amour maternel, la vie vous fait à l'aube une promesse qu'elle ne tient jamais. On est obligé ensuite de manger froid jusqu'à la fin de ses jours. Après cela, chaque fois qu'une femme vous prend dans ses bras et vous serre sur son coeur, ce ne sont plus que des condoléances. ]
La promesse de l'aube, Romain Gary, 1960. Editions Gallimard.
La promesse de l'aube, Romain Gary, 1960. Editions Gallimard.
La fascination du pire, page 0 par Florian Zeller
Parfois, les meilleures histoires sont aussi les plus courtes. Après tout, il ne suffit que de quelques secondes... ou quelques lignes pour être touché par la foudre.
[ Ce livre est une fiction : la plupart de ce qui y est dit est faux ; le reste, par définition, ne l'est pas non plus. ]
La fascination du pire, Florian Zeller, 2004. Editions Flammarion.
La fascination du pire, Florian Zeller, 2004. Editions Flammarion.